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La question peut paraître paradoxale. Puisque l’ensemble de la société est en train de se « digitaliser », que chacun (ou presque) aura très bientôt un Smartphone, communique par Skype, est sur les réseaux sociaux, participe à des forums, est actif dans l’économie collaborative sous toutes ses formes, etc. Pourquoi cette nouvelle culture serait-elle complexe à installer dans l’entreprise ?
Pourquoi est-il plus difficile de changer l’entreprise alors même que la société change si vite ?
La plupart des CDO (Chief Digital Officer, ou autre titre équivalent) se heurte à la fois à la diversité des impacts du digital sur l’entreprise, car le numérique impacte pratiquement tout, et à la nécessité de prévoir un plan de changement de la culture de l’entreprise pour s’adapter à ce nouvel environnement, alors que les organisations sont réticentes à tout changement par nature.
La société change plus vite que l’entreprise pour de très nombreuses raisons, qu’on peut lister à la Prévert et sans exhaustivité. C’est une donnée de base : la maturité digitale est plus élevée dans la société, l’entreprise est en retard.
Les individus ont découvert les Smartphones et tablettes, une forme de BYOD, alors qu’ils n’avaient pas de legacy system à gérer (ou si peu à travers leurs ordinateurs personnels d’antan), ils ont donc pu les adopter sans sourciller comme ils le firent des autres outils collaboratifs (par exemple Wikipedia) ou des sites de partage ou encore comme ils font leurs courses en e-commerce et m-commerce. L’entreprise, elle, ne part pas de rien, sauf certaines start-ups, elle doit gérer l’existant et le faire passer dans le présent.
La séparation vie privée vie professionnelle, si sensible en entreprise, a plus de prégnance sur la vie des individus que la séparation vie privée vie sociale qui s’est transformée par les réseaux sociaux. L’entreprise ne peut pas demander aux individus de se comporter sur les réseaux sociaux d’entreprise comme ils le font sur les réseaux sociaux externes. Ce serait d’ailleurs une grave erreur car ils ne correspondent pas au mêmes codes ni aux mêmes objectifs.
L’arrivée des nouvelles technologies a changé, plus ou moins insidieusement, nos vies, nos habitudes en tant qu’individus ou comme citoyens, mais il est plus difficile de changer les définitions de postes, les horaires de travail, le droit du travail, les référentiels de compétences, la relation à l’autorité, le rôle du manager, les systèmes d’évaluation ou de formation... Faire appel à un site collaboratif ou utiliser une App (pour trouver un taxi, par exemple) dans sa vie privée ne met pas en œuvre les mêmes mécanismes humains et de relations de pouvoir ou d’échanges, ni les mêmes contraintes technologiques, qu’une action similaire dans le monde codifié de l’entreprise. L’analogie monde externe monde interne n’est que dans l’apparence des outils
L’entreprise doit permettre à une culture digitale de s’installer qui doit être à la fois fondamentalement nouvelle et innovante, connectée aux réalités de l’entreprise, à sa culture antérieure et aux réalités de la société. Tâche complexe en vérité. On ne peut que souhaiter au CDO de s’adjoindre un CDCO (Chief Digital Culture Officer).
Par où commencer ?
Puisque le digital change tout, le plus simple serait de commencer par comprendre ce qu’il ne changera pas car ce seront les points fixes sur lesquels tout changement pourra s’appuyer. Ils sont spécifiques à chaque entreprise.
Parmi les points fixes on trouvera des valeurs (comme l’innovation, la confiance ou le service client), des normes (comme la ponctualité ou des critères de recrutement ou d’évaluation), certains comportements (comme la façon de gérer le process d’évaluation, le travail en équipe ou les notions d’exemplarité).
Ensuite on pourrait s’interroger sur les moteurs les plus porteurs du changement, fussent-ils d’apparence marginale, comme la mise à disposition de nouveaux outils enthousiasmants, comme des Apps ou des connections wifi, ou encore la mise en place de réseaux sociaux internes ou externes (une grande enseigne de distribution a mis à disposition de ses vendeurs au niveau mondial une App sur iPhone ou Androïd pour échanger leurs idées et leurs meilleures pratiques), ou encore la création de Fablabs internes ou à disposition des clients (ce que vient de faire une grande surface de bricolage). Ce qui compte ici n’est pas l’outil mais la motivation qu’il peut apporter, les services qu’il rend dès son implémentation (d’où l’importance de bien travailler son ergonomie et son adéquation aux besoins culturels ou fonctionnels).
Outre les outils, parmi les moteurs du changement, on peut imaginer des vraies révisions, si possibles collaboratives, de référentiels (une grande entreprise de télécom a récemment revu tout son référentiel de management, avec la bonne surprise que le digital modifiait mais ne révolutionnait pas le leadership managérial), ou des vrais projets transversaux autour (ou non) de l’impact du digital sur les façons de travailler, de faire des gains de productivité ou d’efficacité, de simplifier, d’organiser le travail, de la notion de leadership dans ce nouvel univers, du développement des compétences, etc. Là aussi la sélection des sujets et la réelle volonté de changer sont au cœur du succès.
On pourrait encore s’interroger, avec des sociologues ou des consultants, sur les impacts que le digital aura sur la relation avec les clients (les parcours client), entre les employés (les parcours employés pour telle ou telle activité comme le développement ou l’évaluation) ou même pour chacun individuellement dans sa vie professionnelle (l’identité au travail de chaque employé va être modifiée, cela peut être angoissant, il faut en parler) car chacun est conscient que ce qui se joue là est fondamental. Entre les lignes chacun découvrira que les jeux de pouvoir changent mais que les nouveaux ne sont pas plus complexes ni plus obscurs que les précédents, qu’ils sont surtout différents et que l’on peut s’y adapter, que son identité au travail et que sa reconnaissance sociale interne évoluent mais que c’est plutôt une métamorphose que l’on peut gérer qu’un électrochoc dont on ne sait pas comment on sortira.
L’entreprise peut-elle être pionnière ?
C’est probablement là que la tâche est à la fois la plus ardue, la plus enthousiasmante et la plus pertinente en termes de compétitivité de l’entreprise. Car en effet, si dans un monde qui va plus vite que l’entreprise, celle-ci pouvait reprendre l’initiative et se montrer plus souple, plus innovante, voire rassurante et plus conviviale que la société, elle serait probablement plus engageante et gagnerait un avantage dans la course aux talents et dans celle à l’engagement.
C’est possible justement en jouant sur les insuffisances de la société contemporaine qui s’est parfois trop digitalisée. Identifions quelques pistes à explorer (chaque entreprise sera spécifique).
Les relations sont-elles devenues trop informelles et digitalisées ? Est-il possible grâce au digital de réinventer l’empathie, la présence physique ? Peut-on réinventer une certaine convivialité, à travers une révision des lieux de travail (le bureau de demain doit être réinventé, mais comment dans le cas précis de chaque entreprise ?), ou par des outils, réels ou digitaux, de collaboration, d’échanges, voire de chat où même le futile est accepté? L’entreprise peut-elle inventer son modèle d’empathie digitale ? L’entreprise peut-elle initier, grâce au digital, une nouvelle façon d’être en relation « hi-touch » les uns avec les autres ? Il est possible d’éviter aussi bien la réunionite aiguë d’hier -- qui nous ennuyait et nous donnait l’impression de perdre du temps -- que la e-mailite aiguë d’aujourd’hui -- qui nous donne l’impression d’être noyé d’information, d’être coupé du monde et de n’exister que devant un écran -- mais il faut revoir en profondeur et en détails la relation de travail dans son nouveau contexte.
Le Big Data et le HR analytics font peur en entreprise ? Peut-on imaginer des aspects positifs autour de la relation client, de la santé du personnel (notamment grâce aux objets connectés), des parcours de développement personnalisés, d’utilisation de la science des données pour améliorer le recrutement ou la satisfaction des équipes afin de dé-diaboliser le phénomène et en faire un allié de chacun ?
Le Collaboratif 2.0 n’est pas encore entré dans les mœurs ? Peut-on le travailler de façon plus conviviale, plus sociale, plus constructive vers l’innovation, le partage, l’enrichissement mutuel à la façon, mais sans en faire une pâle copie, de ce qu’on trouve dans la société ? Peut-on réinventer les notions d’équipes, de co-développement, de projets transversaux ?
Les outils extérieurs que chacun utilise sont plus conviviaux et de meilleure ergonomie que ceux que l’on trouve à l’intérieur ? Peut-on imaginer de redessiner ces derniers, d’adopter plus d’outils externes (comme LinkedIn comme annuaire interne !), d’importer des outils en SAAS (comme pour réserver des salles par une App, voire comme mettre des ressources internes à disposition en partage à la façon de AirBnB ou de Kickstarter ou de Freelance.com ?).
La société va trop vite et beaucoup se sentent perdus, menacés dans leur travail, par des robots, certaines technologies ou encore par des start-up innovantes qui vont créer des disruptions? Pourquoi ne pas mettre en place des systèmes participatifs de veille, avec l’aide d’experts externes, pour décoder ce qui se passe et en tirer collectivement les implications, les leçons, les opportunités et éviter de ne voir que les menaces ?
Le numérique touche tous les champs de l’entreprise, plus encore que l’informatisation des années 80. Il est possible d’en faire une opportunité de changement culturel mais à condition de ne pas le voir ni le présenter comme une « révolution » culturelle interne. La révolution du numérique, d’abord technologique et sociale, est l’occasion pour l’entreprise de se changer en profondeur mais elle ne doit pas signifier que l’entreprise perde son âme, au contraire.
Dominique Turcq
Conseiller international,
Directeur de société et auteur d'Eloge du retard des entreprises publié chez Eyrolles.
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